De graves lacunes dans les dossiers d’évaluation de pesticides perturbateurs endocriniens (PE)

Dans le contexte des dossiers de mise sur le marché des pesticides, cette analyse soulève des préoccupations majeures quant à l’évaluation des risques pour les riverains. Révélant des lacunes significatives, les méthodes actuelles tendent à sous-estimer le véritable danger, tant dans l’estimation de l’exposition que dans la détermination des valeurs sanitaires. De la négligence des conditions réelles d’exposition à l’omission de certains risques potentiels, ce texte explore les failles intrinsèques de ces évaluations et plaide pour une révision en profondeur du système, préconisant des mesures immédiates pour renforcer la sécurité des populations.

Le problème

Pour l’Endocrine Society, il n’y a « aucun doute sur la contribution des perturbateurs endocriniens (PE) au fardeau croissant des maladies chroniques liées à l’obésité, au diabète, à la reproduction, à la thyroïde, aux cancers et aux fonctions neuro-endocriniennes et neurodéveloppementales « 

L’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) a évalué les effets thyroïdiens de plus de 200 pesticides en 2013 (2). Des dizaines d’entre eux sont aujourd’hui encore présents dans notre alimentation (3).

En adoptant le règlement « pesticides » en 2009 (3), l’Union Européenne se dotait d’un cadre réglementaire exigeant concernant les PE. Le législateur avait décidé une approche « par le danger » car pour ces substances il n’est pas possible de se retrancher derrière des seuils d’exposition. Les PE peuvent agir à très faible dose et de façon synergique, d’où le principe d’une interdiction des pesticides identifiés PE. C’est seulement en 2017, après un lobbying intense de l’industrie agro-chimique que les pays de l’UE sont parvenus à un accord sur les critères d’identification des PE, dans le cadre des règlements « pesticides » et « biocides ».

Le problème est que les critères proposés exigent, pour pouvoir identifier un PE, un niveau de preuve inégalé pour d’autres substances comme les cancérogènes, les mutagènes et les reprotoxiques (CMR). Ces critères avaient fait l’objet de vives critiques de la part de la communauté scientifique et des associations de Santé Environnementale.

Avec l’exemple de l’évaluation de la perturbation de l’axe thyroïdien que nous avons étudié en détails (1), nous montrons de nombreuses défaillances dans l’évaluation du caractère PE des pesticides : (les hormones thyroïdiennes régulent notre métabolisme, le développement de nos organes et leur fonctionnement (y compris le développement du cerveau des enfants).

  • Six ans après l’adoption des critères PE, les dossiers disponibles (les RARs) restent obsolètes, les études fournies ne prennent pas en compte les dernières mises à jour de l’OCDE, les tests validés ne sont pas conçus pour mettre en évidence les effets caractéristiques des PE.
  • Les dossiers que nous avons étudiés présentaient pratiquement tous des signaux d’alerte impossibles à transformer en éléments de preuve correspondant aux critères d’identification des PE par manque de tests validés !
  • L’EFSA, ne communique pas la liste des études complémentaires demandées aux industriels qui avaient entrepris leur dossier d’homologation avant 2018. Et elle leur accorde un délai supplémentaire de 30 mois, nommé « stop the clock », pour parfaire leur évaluation (or la plupart des substances avaient déjà bénéficié « d’extensions administratives » de plusieurs années)L’évaluation est donc suspendue tant que les données requises sur les aspects PE n’ont pas été soumises. Entre-temps, les substances peuvent rester sur le marché et les entreprises peuvent continuer à faire des bénéfices sur leurs ventes, alors que les individus sont toujours exposés !

La réglementation est donc actuellement un instrument au service du maintien sur le marché de substances dangereuses.

C’est aussi le constat que dresse le Professeur Kortenkamp, mobilisé pour la validation de nouvelles méthodes de tests dans le cadre du projet européen ATHENA (4):

« Il est largement reconnu que les méthodes d’essai de l’OCDE, validées et acceptées au niveau international pour les perturbateurs endocriniens sont inadéquates pour l’identification des produits chimiques perturbateurs du système TH. Par conséquent, le mandat légal de protection contre les perturbateurs endocriniens et les perturbateurs du système TH ne peut actuellement pas être pleinement réalisé ».

En d’autres termes six ans après l’adoption des critères d’identification des PE  les autorités attendent toujours les outils et données nécessaires à leur mise en œuvre. L’identification et l’interdiction des PE sont donc, du fait des failles de la réglementation actuelle, caractérisées par une lenteur dont les conséquences en termes de contamination des populations et des milieux sont certaines.

Les solutions

Au niveau européen:

  • dans le cadre de la révision du règlement CLP (classification, étiquetage et emballage des substances et mélanges), et c’est une avancée importante, une nouvelle classe de danger permettant l’identification des PE a été adoptée en mars 2023. Cependant le document guide permettant de faire cette évaluation et la comparaison avec les critères définis dans le CLP n’est toujours pas disponible.
  • l’UE doit exiger sans attendre de nouveaux tests, la recherche d’effets neurodéveloppementaux pour toute substance suspecte d’effet PE sur la thyroïde
  • Il faut mettre fin aux extensions « automatiques » des homologations sous prétexte de données scientifiques manquantes dans les dossiers. Un mandat doit être donné à la CE pour que les substances pour lesquelles des signaux d’alerte sont retrouvés ne soient plus homologuées le temps que les études complémentaires soient faites.
  • Exigence de transparence complète de l’EFSA : car malgré l’entrée en vigueur du règlement sur la transparence en mars 2021, celui-ci ne s’applique pas aux « demandes au titre du droit de l’Union ainsi qu’aux demandes de résultats scientifiques soumises à l’Autorité avant le 27 mars 2021 ». Nous défendons au contraire le point de vue que toutes les données nécessaires à l’évaluation des propriétés dangereuses des pesticides (comme la perturbation endocrinienne) et qui n’ont pas encore été soumises après l’entrée en vigueur du règlement devraient être rendues publiques.

En particulier :

  • l’EFSA doit rendre publique la liste des données complémentaires exigées des industriels et qui justifient les délais « stop the clock ». Les observateurs doivent pouvoir vérifier que les données jugées nécessaires ont bien été demandées.
  • Toutes les données complémentaires fournies par les demandeurs industriels après l’entrée en vigueur du règlement 2018/605 doivent être mises à la disposition du public avant le vote des Etats

Les discussions et conclusions des Peer Review intervenant entre la conclusion de l’état rapporteur et le vote au Scopaff doivent aussi être rendues publiques.

 

La France, quant à elle, doit adopter une politique d’exemplarité :

  • en rendant public ses votes dans tous les comités touchant à la Santé environnementale (décision d’AMM comprises).
  • dans la gouvernance de la plateforme PEPPER, créée pour accélérer la validation de méthodes d’essais car « le rôle dévolu aux représentants des entreprises sur l’opportunité des tests à retenir, ainsi que dans le comité scientifique, peut laisser craindre des biais dans la sélection des tests ».

 

Pour aller plus loin

(1) Le rapport complet rédigé par l’AMLP et Générations Futures est disponible ici 

(2) EFSA, Scientific Opinion on the identification of pesticides to be included in cumulative assessment groups on the basis of their toxicological profile1, in EFSA Journal 2013;11(7):3293. 2013.

(3) Anses, Etude de l’alimentation totale (EAT2) 2014 : PASER2006sa0361Ra2.pdf (anses.fr) et Etude de l’alimentation totale infantile (EATi) 2016 :  EAT infantile Tome 2 – Partie 4 – Résultats relatifs aux résidus de pesticides

(4) The ATHENA Project. Int. J. Mol. Sci. 2020